Studia
Minora Facultatis Philosophicae Universitatis Brunensis, L 27, 2006
ANDRZEJ
DZIEDZIC
L’AMOUR ET LA MORT DANS LA DÉLIE DE MAURICE SCÈVE
Pource asservit ce peu d’entendement
Affin que Fame au Temps
imperieuse,
Maulgré Fortune, et force
injurieuse,
Puisse monstrer servitude non
faincte,
Me donnant mort saintement
glorieuse,
Te donnant la vie immortellement
saincte.
(M.Scève, La Délie, CCXL)1
Dans la Délie,
object de plus haulte vertu, le premier canzoniere
français,
Maurice Scève décrit
son amour pour une maîtresse éphémère et inaccessible
à qui il donne le nom
fictif de Délie. Tout en s’inscrivant dans la tradition de Pétrarque,
le poète inaugure un
style différent, marqué par une forme difficile, voire
hermétique. Comme d’autres
canzonieri de cette époque, la suite de quatre
cent
quarante-neuf dizains
d’une haute tenue platonicienne représente dans sa diversité,
dans sa progression
et dans son dénouement le combat héroïque mené par le
poète contre les
angoisses, les pièges, les sortilèges et les désillusions de l’amour.
Personne aujourd’hui
ne songe plus vraiment à s’interroger sur l’authenticité des
sentiments exprimés
dans ce recueil. Si Scève parle si bien de l’amour, ce n’est
pas parce qu’il a lu
Platon, Théocrite, Pétrarque, Virgile, Ficin ou Léon l’Hébreu.
C’est plutôt parce qu’il
a lui-même éprouvé cet amour, parce qu’il l’a travaillé et
créé à partir du
matériau que lui offrait la vie. Les seiziémistes ont souvent voulu
voir dans ce recueil
la courbe biographique d’un parcours amoureux. Bien que
ce niveau de lecture
apparaisse assez clairement et ne peut guère être écarté, il
n’exclut pas l’autre
niveau, notamment la totalité d’une expérience affective, psychique
et mentale qui se
trouve à chaque point du texte reprise, mise sous divers
éclairages et surtout
condensée sous la forme du dizain décasyllabique. La Délie
est avant tout une
sorte de journal poétique, de « contrerolle » ou de « registre »
dans lequel Maurice
Scève aurait minutieusement déversé son moi le plus intime
1 ScÈve
, Maurice, Delie, object de plus haulte
vertu. Gérard Defaux (éd.), Genève, Droz
2004.
Par la suite, toute citation de la Délie
renverra à cette édition et sera
simplement suivie
du
numéro du dizain.
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DZIEDZIC
et retranscrit sa
propre expérience de l’amour et de ses souffrances. La trajectoire
amoureuse du
poète-amant, constamment tiraillé entre la vie et la mort, se
déroule entre deux états
d’âme: les joies de la transcendance et les tourments
de l’échec. Les
critiques se sont penchés sur les obscurités et les ambiguïtés qui
parsèment l’oeuvre et
qui montrent l’amant plongé dans l’état d’une extrême détresse,
angoisse et désespoir.
Ils voient dans sa quête d’un amour parfait et idéal
une entreprise futile
qui le mène inexorablement et inévitablement vers l’échec et
la mort. Cependant
cette analyse ne supporte pas un examen plus attentif. Si toute
l’entreprise scévienne
est vouée à l’échec et à la mort, comment alors expliquer
la signification des
emblèmes du Phénix qui surmonte la mort et qui renaît de ses
cendres ou bien l’image
du Mort Ressuscitant qui, ayant vaincu sa mort, s’élève
du cercueil à une
nouvelle vie. Ces emblèmes qui accompagnent certains dizains
s’intègrent au texte
et démontrent que l’auteur, bien loin de lamenter, déplorer et
se désoler, envisage
l’immortalité et le bonheur. L’état d’angoisse provoquant le
combat que l’amant mène
contre les duretés et les peines de l’amour n’est qu’une
étape transitoire de
sa trajectoire, une des étapes de l’aventure passionnelle que
les dizains
retracent, depuis la blessure mortelle du regard de la Dame jusqu’à
l’ultime souhait
platonicien d’élévation et d’union éternelle avec l’être aimé. Le
but suprême de Scève
est d’accéder aux délices de l’amour idéal qui unit les deux
amants dans un seul
bonheur, même si les reflets illusoires de ce bonheur peuvent
être mortels. Dans la
quête du plus haut sens, non dépourvu de détresse, la mort
est là, furtive,
vigilante. Mais elle n’est ni finalité, ni « fin finale »: si « la vraie
vie » est absente, on
peut y accéder néanmoins dans l’au-delà de la création poétique.
Car la Délie
n’est pas, comme le Canzoniere de
Pétrarque, l’expression du
tourment perpétuel
dans la froide solitude. Conscient des brûlures mortelles causées
par l’ardeur de ses
sens, l’amant manifeste la volonté de les vaincre, de les
survoler dans une vie
de « plus haute vertu », éclairée par l’amour. Sous le masque
de l’apparente mélancolie
et frustration, la Délie, éternel
combat de l’espérance,
nous dévoile à la fin
les splendeurs d’un ciel lumineux et le visage ensoleillé de
la joie de l’immortalité.
À la lumière de ces
considérations préalables, la présente étude se propose
d’examiner la place
qu’occupe l’amour et la mort dans l’oeuvre de Maurice Scève.
Lorsqu’on aura démontré
les enchevêtrements de ces deux thèmes, il sera clair
qu’on est ici bien
loin de l’amour « doux-amer » cher à Pétrarque. Au contraire,
il s’agit d’un combat
acharné entre les forces contradictoires et ce n’est qu’après
avoir vaincu ces
contradictions que la voie vers le bonheur et l’immortalité s’ouvre
au poète. En célébrant
la passion idolâtre qu’il voue à sa Délie et les « morts » que
cette passion «
renouvelle » en lui, l’amant doit mourir pour renaître à la lumière
d’une nouvelle vie.
Je propose de mener l’analyse sur deux plans: mythologique
et emblématique. Par
mythologie, j’entends non seulement les histoires des dieux
et des déesses doués
de puissances surnaturelles dont il y dans le texte de Scève
un répertoire
considérable, mais aussi les animaux, les créatures fabuleuses et les
associations légendaires
qu’ils évoquent. Les références mythologiques abondent
non seulement dans le
texte des dizains, mais aussi dans les emblèmes qui ornent
L’AMOUR
ET LA MORT DANS LA DÉLIE DE
MAURICE SCÈVE. 85
les éditions du XVIe
siècle.
Le rôle des emblèmes dans l’interprétation générale
du chef-d’oeuvre est
d’une importance capitale. Il suffit de citer Paul Ardouin
pour qui ces images
jouent « le rôle des phares guidant le
lecteur perdu dans
l’océan
verbal et secoué par le déferlement d’images »2
ou
bien le commentaire
de Marcel Tetel: «
le lecteur ne lit pas l’emblème, il le voit, il l’écoute, il l’interroge
et
l’image lui répond [...] par sa devise [...]. À celui dont les yeux du coeur
sont
ouverts, s’offre la lumière des symboles. »3
La trajectoire
amoureuse du poète s’ouvre sur un huitain liminaire « A Sa Délie
» qui sert de
portique au cycle de poèmes et dans lequel Scève nous esquisse
le projet poétique
dans lequel il s’embarque:
Non
de Venus les ardentz estincelles,
Et
moins les traictz, desquelz Cupido tire:
Mais
bien les mortz, qu’en moy tu renouvelles
Je
t’ay voulu en ceste Oeuvre descrire.
Je
sçay asses que tu y pourras lire
Mainte
erreur, mesme en si dures Epygrammes:
Amour
(pourtant) me les voyant escrire
En
ta faveur, les passa par ses flames.
(«
A sa Délie »)
La lecture du dizain
distingue entre deux plans opposés: celui de l’amour selon
Vénus et celui de l’amour
selon l’Amour, autrement dit l’amour charnel et
l’amour pur, source d’élévation
platonique. Scève choisit comme sujet les mortz
qui, en termes pétrarquistes,
signifient non seulement les morts au sens littéral,
mais aussi l’extrême
passion que Délie éveille incessamment en l’amant. Dans
Maurice Scève: the Poet of Love, Dorothy Gabe Coleman constate: « [...] the
poet uses the term mortz in the Petrarquist sense as a
state of mind where life
and death are interchangeable states, depending on the
powers of the mistress to
deal out death or life every minute of the day with
the plural mortz referring to
the passions and sufferings which are his normal state
of life ».4 Ce qui est opposé
aux «
ardentz etincelles » n’est pas l’élévation ou la pureté,
mais, au contraire, les
«
morts renouvelées », les étapes et les ruptures violentes
de l’ascension platonicienne
marquées par le
premier mot « Non ».
Le commencement par dénégation,
signal d’une lutte,
suivi immédiatement par l’affirmation « mais bien… »,
inscrit
d’emblée la tentation
mortelle, les contradictions et la violence secrète qui donne
à l’oeuvre sa tonalité
propre: hauteur, dureté et tension constante. Un peu plus
loin, Scève met en scène
le « oui » et le « non » luttant à coups de poing :
2 Ardouin,
Paul, La Délie de Maurice Scève et ses
cinquante emblèmes ou les noces secrètes
de la poésie et des signes,
Paris, Nizet 1982, p. 58.
3 Tetel
, Marcel, Lectures scéviennes: les emblèmes
et les mots, Paris, Klincksieck 1984,
p. 34.
4 Coleman Gabe, Dorothy, Maurice Scève: Poet of Love. Cambridge, Cambridge University
Press 1975, p. 29.
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DZIEDZIC
Ouy,
et non, aux Caestes contendantz
Par
maintz assaults alternatifz s’assaillent:
Tous
deux à fin de leur gloyre tendantz
En
mon cerveau efforcément travaillent.
(CLXXXI)
Le poète se trouve
sur le champ de ce combat convulsif et douloureux, combat
à l’égard duquel il
est impuissant:
Si
sens je en moy de peu à peu miner
Et
la memoyre, et le sens tout confus;
D’ailleurs
l’ardeur, comme eulx, ne peut finer:
Ainsi
je suis plus mal, qu’oncques ne fus.
(CLXXXI)
Ainsi, c’est sous le
signe de l’impuissance que commence l’innamoramento
du poète. Blessé par
la flèche de Cupidon, l’amant succombe devant la beauté
ineffable de Délie. Désormais,
il ne pourra vivre qu’à travers sa présence éblouissante
:
Ne
me pers plus en veue coustumiere
Car
seulement pour t’adorer je vis.
(XVIII)
Le poète s’est sans
doute rendu compte de l’impossible tâche qui était la sienne:
comment parler d’une
expérience ineffable de l’amour et de la mort lorsque les
mots du langage sont
inadéquats pour la décrire? L’indicible, l’inexprimable du
désir n’adviennent à
l’être poétique que par la répétition presque impitoyable, sa
métaphore la plus
proche étant « la mort » ou plutôt « les morts ». Tout dizain devient
une mort renouvelée.
Pour reprendre les mots de V. L. Saulnier: «
le mythe
de
Phénix est agissant à la fin de chaque poème ».5
Le moment fondateur
et troublant de l’innamoramento prend
chez Scève une
coloration brutale,
une coloration proprement sacrificielle qui est celle-là même
du mythe. Il équivaut
en fait à une véritable agression physique, à une pénétration,
à un viol, à un coup
mortel porté par une divinité cruelle à l’amant subitement
transformé sous le
choc en victime propitiatoire et consentante. Délie s’empare
du coeur de l’amant
avec une immédiateté éblouissante tout en émettant en lui
un désir sensuel.
Avec une netteté frappante, Scève analyse l’effet que porte le
regard de Délie sur
son corps et sur son âme:
L’Oeil
trop ardent en mes jeunes erreurs
Girouettoit,
mal cault, à l’impourveue:
Voicy-ô
paour d’agreables terreurs!
Mon
Basilisque avec sa poignant’veue
Perçant
Corps, Coeur, et Raison despourveue,
5 Saulnier
, V.L., Maurice Scève,
Paris, Klincksieck 1948, p.117.
L’AMOUR
ET LA MORT DANS LA DÉLIE DE
MAURICE SCÈVE. 87
Vint
penetrer en l’Ame de mon Ame.
Grand
dut le coup qui sans tranchante lame
Fait
que, vivant ce corps, l’esprit desvie,
(I)
Tout comme le
basilic, Délie tue le poète avec son regard.6 Dans
le dizain cité,
le changement du
temps des verbes: girouettoit –
l’imparfait, vint –
passé simple
et fait
– présent, lie les points disparates sur l’axe temporel et constitue
une sorte
de permanence et de
continuité, du « présent éternel ». Dans ce présent atemporel,
une place privilégiée
est attribuée à Délie, dans la vie de l’amant ainsi que dans
son oeuvre. La Dame
est caractérisée en termes de « beauté divine » et placée sur
le piédestal d’une «
Idole »:
Piteuse
hostie au conspect de toy Dame,
Constituée
Idole de ma vie.
(I)
L’image parallèle d’idole
réapparaîtra hors discours dans l’emblème « La lampe
et l’Idole » surmonté
de la devise « Pour t’adorer, je vis ». La juxtaposition de la
lampe et de l’idole
dans le cadre d’une image a souvent été employée dans les textes
littéraires surtout à
cause de la signification particulière dont sont doués les deux
objets. Dans son Hypnerotomachia
Poliphili, par exemple, Francesco Colonna examine
les hiéroglyphes égyptiens,
les illuminations et d’autres énigmes picturales.
La lampe y apparaît à
maintes reprises et symbolise presque toujours la vie. Elle
est aussi juxtaposée à
l’ancre et à l’oie. Chaque objet ayant sa propre signification:
l’ancre – la fermeté,
l’oie – la vigilance, la lampe – la vie, la combinaison des trois
forme la phrase «
firmam custodia vitae ».7 Dans
l’emblème de Scève, l’inclusion
de la lampe au
premier plan de l’image met en valeur Délie, source et la lumière
de la vie du poète;
le motto accentue davantage les deux aspects de l’emblème.
Le choix du terme «
hostie » dans l’avant-dernier vers du premier dizain suggère
déjà la communion
entre les deux êtres et les deux âmes. L’amant est représenté
dans un état de perte
d’identité qui ressemble à l’extase que les poètes mystiques
subissent lors de la
réception de la communion. La communion dont parle Scève
implique une sorte de
coexistence symbiotique et simultanée entre l’amant et sa
Dame, une union
parfaite, entière et une transmutation des amants l’un dans l’autre.
Cette coexistence
avec sa Dame est la condition nécessaire de l’existence du poète.
L’absence ou la mort
de l’être aimé signifie pour l’amant sa propre mort:
Pour
le long temps qui tant nous desassemble
Que
vie et moi ne pouvons être ensemble
6 Comparons
avec le dizain XVI: « Pourquoi sur moy, ô trop
officieuse / Pers-tu ainsi ton pouvoir
furieux ? / Veu qu’en mes mortz La Délie ingenieuse /
Du premier jour m’occit de ses
beaux yeux. »
7 Cité
dans: Weber , Henri, La création poétique au XVIe siècle
en France, Paris, Nizet 1955,
p.
65.
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DZIEDZIC
Car
le mourir en ceste longue absence
(Non
toutefois sans vivre en toy) me semble
Service
egal au souffrir en presence.
(XVII)
La complémentarité des
deux êtres renvoie à l’image platonicienne de l’inséparabilité
du corps et de l’âme.
Louise Labé écrira plus tard dans un de ses sonnets:
«
On voit mourir toute chose animee / lors du corps l’ame subtile part / Je suis
le
corps, toy la meilleure part [...]. »8 Scève
retourne aux images symboliques de
l’indissolubilité de
l’âme et du corps à maintes reprises. L’emblème surmonté de
la devise « je vis en
toi » évoque l’image de la mère qui attend la naissance de
son enfant. Le parallèle
est clair: tout comme l’enfant fait partie du corps de sa
mère, l’amant s’intègre
au corps de Délie, mais si pour l’enfant la séparation du
corps maternel
signifie le commencement d’une nouvelle vie, pour le poète, au
contraire, la séparation
d’avec Délie signifie la mort.
Dans le dizain XVII,
l’image du confluent du Rhône et de la Saône est le
témoignage impérissable
de l’union mystique de deux amants. Le poète trouve
devant lui, dans le
paysage de Lyon, l’exemple d’une désunion impossible. Le
thème du confluent
des fleuves est souvent repris dans la Délie comme
emblème
de toute situation
amoureuse et de toute rencontre érotique. L’image
de la fusion des
fleuves installe au coeur de Délie l’évidence naturelle de la
réciprocité: les «
morts renouvelées » ne sont pas seulement les répétitions de
la souffrance infligée
par l’existence même du désir; ce sont aussi les morts de
l’extase amoureuse:
N’apperçoy
tu de l’Occident le Rhosne
Se
destourner, et vers Midy courir,
Pour
seulement se conjoindre à sa Saone
Jusqu’à
la Mer, où tous deux vont mourir?
(CCCXLVI)
L’image de l’union
des fleuves est à un tel point centrale que, dans les dizains
qui évoquent une
quelconque possibilité présente ou future de coïncidence avec
l’aimée, c’est
toujours le modèle de la descente triomphale des deux fleuves vers
la mer qui surgit. On
voit aussi l’image de la nage et de la navigation, comme le
montre cette citation
incomplète :
Sur
fragile boys d’outrecuydé plaisir
Nageay
en mer de ma joye aspiré.
(CCXL)
L’union indissoluble
rarement implique l’égalité entre les deux éléments qui
en font partie. Il s’agit
plutôt d’un décalage entre la position de domination et la
position de
soumission. Dans la Délie on
voit bien cette sorte d’inégalité entre les
deux amants. Les
premiers dizains du cycle témoignent de la transition du poète
8 Labé,
Louise, OEuvres complètes.,
éd. François Rigolot, Paris, Garnier Flammarion 2004.
L’AMOUR
ET LA MORT DANS LA DÉLIE DE
MAURICE SCÈVE. 89
de l’état de liberté
enfantine avant la rencontre avec Délie à l’état de fixité, d’immobilité,
d’aveuglement et de
paralysie d’infatuation. Le poète n’est plus libre,
car il entre au
service de Délie. À ce propos, le motto « souffrir, non souffrir » est
très proche des
troubadours médiévaux par l’indication d’une littérature d’hommage
se rapportant au «
service d’amour. » Il est d’ailleurs rappelé par certaines
formules, par exemple
celle du dizain XII: « heureux service en libre
servitude ».
Pourtant, cette «
servitude » n’est ni « libre » ni « heureuse ». Les premiers vers du
dizain CXXV en fournissent
une preuve incontestable:
Ensevely
long temps soubs la froideur
Du
marbre dur de ton ingratitude,
Le
Corps est jà en sa foible roideur
Extenué
de sa grand’ servitude.
(CXXV)
« Extenué » par son
service à Délie, l’amant n’hésite pas à implorer la mort
libératrice :
O
aujourd’huy, bienheureux trespassez,
Pour
vostre bien tout devot intercede:
Mais
pour mes maulx en ton tourment lassez
Celle
cruelle un Purgatoire excede.
(CXXV)
Dans le dizain CXVI,
placé sous l’égide de l’emblème VIII (« Didon qui se
brûle »), l’amant de
Délie appelle à lui la « doulce mort »:
O
ans, ô mois, sepmaines, jours, et heures,
O intervalle, ô minute, ô moment,
Qui
consumes les duretez, voire seures,
Sans
que l’on puisse apercevoir comment,
Ne
sentez vous, que ce mien doulx tourment
Vous
use en moy, et voz forces deçoit?
Si
donc le Coeur au plaisir, qu’il reçoit,
Se
vient luy mesme à martyre livrer:
Croire
fauldra, que la Mort doulce soit,
Que
l’Ame peult d’angoisse delivrer.
(CXIV)
Il est important de
faire une distinction entre « service » qui, dans le contexte de
la tradition de l’amour
courtois, implique le désir de servir sa dame, et la « servitude
» impliquant l’assujettissement,
l’esclavage, l’oppression, presqu’une sorte
de tyrannie. Dans le
recueil de Scève, de nombreux dizains laissent voir dans
l’amant le martyr de
l’amour et l’esclave de la beauté de Délie:
Ta
beaulte fut premier et doulce Tyrant
Qui
m’arresta tres violentement.
(CLXXV)
90 ANDRZEJ
DZIEDZIC
Le tyran, c’est la «
beaulté logé en amere doulceur » (CLX) ou, pour reprendre
les mots de Jerry Nash: « This alien, unhuman and murderously disturbing
beauty that surpasses human understanding and
literally unwinds (in the sense
of of Emblem VIII – La Femme qui se desvuyde) or kills
the poet’s rational faculty
of understanding. Beauty in art, like love in life is
always cruel and bitter
(i.e.tyrannical) when it remains unattainable, when it
blocks the poet’s desire for
knowledge
and possession of it. »9 La
luminosité de la beauté de Délie émeut en
l’amant un désir
sensuel contre lequel il lutte sans relâche pour accéder à cette
perfection faite d’abstraction
corporelle. Amant consoriel, Scève est aussi un
amant sensuel. Il est
harcelé par le désir de la chair et torturé par l’impossibilité
de son accomplissement.
Par conséquent, il doit gérer la contradiction entre la
convoitise charnelle
et sa volonté de chasteté, aveuglé par la trop haute perfection
de Délie et tourmenté
par l’incapacité de s’élever jusqu’à elle. Déjà dans le
titre du recueil « l’objet
de plus haulte vertu », le terme « objet », loin de renvoyer
seulement à ce qui
dans la langue du XVIe siècle signifiait « tout ce qui est
placé
devant le regard », désigne
la femme comme « objet du désir »:
L’ardant
desir du hault bien desiré,
Qui
aspiroit à celle fin heureuse,
A
de l’ardeur si grand feu attiré,
Que
le corps vif est jà poulsiere Umbreuse
(LXXXII)
Le souhait d’être
avec sa dame et en même temps l’incapacité d’assouvir ce
désir sont à l’origine
de la souffrance du poète. La nature même du désir, paradoxalement,
fait en sorte qu’il
est impossible de le satisfaire, car il n’a aucun
objet spécifique.
Comme l’a très bien remarqué Jacqueline Risset: «
Le manque
est
continu, puisqu’à la différence de l’appétit (on dirait aujourd’hui dans une
terminologie
analytique « besoin »), le désir n’a en quelque sorte pas d’objet. »10
Cet objet n’existe
que comme une sorte de fantasme dans l’imagination du poète.
Dans les Dialogues
d’amour, Léon l’Hébreux a remarqué: «
[...] imaginary lover
may be felt for any object of desire, inasmuch as it
exists in our imagination. Our
imagination of it begets a certain love, whose object
is not the real thing itself
but the idea thereof. Such love has no proper object,
as it is not real love – for it
lacks a real object – but only a fictitious and
imaginary love. »11 Le tourment de
l’amant résulte
surtout du fait que l’objet de son désir, Délie, reste dans le domaine
de l’imagination et
est , par conséquent, inaccessible.
Dans Maurice
Scève et la Renaissance lyonnaise, Albert Baur envisage la relation
entre l’amant et la
Dame comme une sorte de sadisme allant jusqu’à la
9 Nash, Jerry, The Love Aesthetics of
Maurice Scève, Cambridge, Cambridge University
Press
1991, p. 116.
10 Risset
, Jacqueline, L’Anagramme du désir: essais sur
la Délie de Maurice Scéve, Rome,
Mario Buzoni 1971, p. 78.
11 L’Hébreu , Léon, Dialogues d’amour, Chapel Hill, University of North
Carolina Press
1974,
p. 71.
L’AMOUR
ET LA MORT DANS LA DÉLIE DE
MAURICE SCÈVE. 91
cruauté physique.
Délie prend en main la « tranchante lame [...] perçant
le corps,
le
coeur et la raison ».12 Quoiqu’il ne s’agisse
ici que d’une métaphore, le poète
se laisse troubler
par cette image suspecte – plus suspecte encore lorsqu’on voit
par quels termes elle
s’exprime:
De
l’Arc d’Amour tu tires, prens et chasses
Les
coeurs de tous à t’aimer curieux;
..................
Rendz
son épée à ce Dieu inhumain,
Et à
l’Archier son arc fulminatoire,
Et
tes Amantz fais mourir de ta main.
(CX)
La souffrance du poète
est la réponse exacte au chaste sadisme de l’aimée.
Placé en face de son «
idole », l’amant lui offre sa vie, il fait le sacrifice de son
bien le plus précieux
et de sa liberté. C’est ce que nous fait entendre le sixième
dizain placé sous l’égide
du premier emblème de la dame et la Licorne. Détourné
de son symbolisme
habituel de pureté et de guérison, la licorne traduit ici un sentiment
profond de mélancolie
et de blessure liées à l’image féminine. L’emblème
XXVI qui reprend le même
thème n’est pas commenté, mais représente la licorne
qui, à l’image de
Narcisse, se regarde dans le miroir de l’eau. La même image de
licorne figure aussi
parmi les animaux qui entourent la figure douloureuse d’Orphée
dans l’emblème XX.
Chez Scève la licorne, figure fabuleuse qui apparaît
dans un réseau riche
d’images, est métonymiquement associée à la Dame, mais
métaphoriquement
rapprochée au poète et à son tourment.
Regardons de plus près
l’image de la licorne dont la légende offre de curieuses
associations dans de
nombreuses cultures. Au Moyen Âge la licorne figure sur les
illuminations des
manuscrits, sur les tapisseries, dans les bestiaires, on la trouve
également dans le
célèbre Tesoro de
Brunetto Latini. Dans Le Mythe de la Dame
à
la Licorne, Bertrand d’Astorg examine la portée du mythe dans la poésie
des
troubadours tout en
faisant référence à Thibault de Champagne:
Ainsi
comme unicorne sui
Qui
s’esbahist en regardant,.
Quand
la pucele va mirant.
Tant
est lie de son ennui
Pasmee
chiet en son giron;
lors
l’occit on en trahison.
Et
moi ont mort d’un tel semblant
Amour
et ma Dame, por voir:
Mon
coeur ont, n’en puis point avoir.13
12 Baur,
Albert, Maurice Scève et la Renaissance
lyonnaise, Paris. Champion 1906, p. 97.
13 Cité
dans D’Astrog , Bernard, Le
mythe de la Dame à la Licorne, Paris,
Seuil 1963,
p.
93.
92 ANDRZEJ
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La légende qui nous
concerne ici évoque la mort de l’animal. Le premier emblème
de la Délie
illustre le dernier épisode de l’histoire où la licorne, déjà
blessée,
pose sa tête sur le
sein de la Dame. L’histoire de la licorne a été conçue comme la
victoire de la femme
sur l’homme, ou inversement, comme la soumission complète
de l’homme devant sa
Dame. Le motto accompagnant l’emblème établit un
rapport entre le poète
et sa maîtresse – celui d’une mort infligée : en effet la mort
que subit la licorne
est indirectement provoquée par la Dame, puisque c’est elle
qui attrape l’animal.
Remarquons que le dizain qui suit l’emblème se compose de
deux parties qui reflètent
les deux phases consécutives du parcours amoureux de
l’amant. Tout au début,
on voit le poète libre, sans souci, rempli de joie et d’innocence;
les quatre derniers
vers qui suivent décrivent la perte de cette liberté.
Le poète devient le
martyr et l’esclave de Délie. À l’instar de la licorne, l’amant
non seulement perd sa
vie, mais aussi sa liberté. Mais si l’animal ne meurt qu’une
fois, la mort et la
vie de l’amant deviennent deux états en perpétuelle alternance.
Tout comme la licorne
qui, pourchassée par les flèches de la vertu, doit inexorablement
se diriger vers la
dame, le poète doit combattre les pulsions de ses désirs
pour se réfugier dans
les plus hautes sphères de l’esprit et pour tenter de s’élever
sans cesse vers le
sacré et vers la lumière du divin.
Parfois le contenu
visible de l’image est évoqué dans le texte. Le basilic, par
exemple, autre animal
fabuleux qui dans la symbolique passe pour l’éternité et
dont le regard est
mortel, apparaît dans l’emblème XXI (« Mon regard par toi me
tue ») où l’animal se
regarde dans le miroir qui le rend victime de lui-même. Le
pouvoir surnaturel de
tuer par le seul regard dont est doué le basilic peut très bien
être comparé avec Délie
dont les yeux tuent le poète. Dans le contexte néoplatonicien,
Marcile Ficin, par
exemple, insiste sur la mort de l’amant lorsqu’il tombe
amoureux et sur sa résurrection
lorsqu’il devient l’objet de l’amour. L’amant crée
l’image de sa maîtresse
dans sa propre âme et devient le miroir dans lequel la
dame aperçoit sa
propre image: « La ressemblance engendre l’amour.
Or la ressemblance
est
une qualité qui est la même en plusieurs. Si je te suis semblable, tu
m’es
aussi nécessairement semblable. Par conséquent cette même ressemblance
qui
me pousse à t’aimer te contraint aussi de m’aimer. En outre l’amant s’arrache
à
lui-même et se donne à l’aimée. Donc l’aimée en prend soin comme d’une
chose
qui lui appartient, car ce qui est notre nous est très cher. Ajoutez à cela que
l’amant
grave dans son âme la figure de son aimée. De ce fait, l’âme de l’amant
devient
un miroir dans lequel se reflète la figure de l’aimée et c’est pourquoi
l’aimée,
en se reconnaissant dans l’amant, est elle-même portée à l’aimer. »14
La
glace où le poète
voit Délie en train de se regarder est une glace à deux faces.
L’amant peut observer
la projection de son propre regard dans les yeux de Délie,
et grâce au reflet de
sa propre contemplation, il interroge sans cesse son image.
Une autre image de l’amant-martyr
et de son tourment amoureux apparaît avec
une netteté particulière
dans le dizain LXXVII où l’amant s’identifie avec Pro-
14 Ficin,
Marcile, Commentaire sur le Banquet de
Platon, Paris, Belles Lettres 2002, p. 71.
L’AMOUR
ET LA MORT DANS LA DÉLIE DE
MAURICE SCÈVE. 93
méthée, personnage
qui a osé s’attaquer au grand Apollon.15 Scève
compare la
pérennité de ses
chagrins amoureux au grand supplicié de la tradition antique :
Au
Caucasus de mon souffrir lyé,
Dedans
l’Enfer de ma peine eternelle,
Ce
grand desir de mon bien oblyé,
Comme
l’Aultour de ma mort immortelle,
Ronge
l’esprit par une fureur telle,
Que
consommé d’un si ardent poursuyvre,
Espoir
le fait, non pour mon bien, revivre:
Mais
pour au mal renaistre incessament,
Affin
qu’en moy ce mien malheureux vivre
Prometheuse
tourmente innocemment.
(LXXVII)
On ne saurait nier
que le Prométhée de Scève représente l’amant martyrisé.
Ce qui intéresse le
poète, c’est surtout le supplice de Prométhée qui se définit
par ses chaînes; on
le voit enchaîné au Caucase et condamné à endurer sa peine
éternelle. Les termes
« consommé » et « ardent » appartiennent au vocabulaire de
la passion qui, au
XVIe siècle, se rapportait à l’une des
quatre fureurs célébrées
par le néoplatonisme.
Incapable de briser les chaînes d’amour qui le lient à sa
bien-aimée, le poète
reste obsessionnellement fixé sur la dame dont il ne pourra
espérer rien d’humain.
L’image du sort du poète-martyr est reprise au niveau du
style « torturé » du
dizain. Scève fait maintes entorses à la syntaxe lorsqu’il emploie
l’inversion dans le
premier vers, l’ellipse dans le troisième vers ou quand il
rompt la syntaxe en
séparant le sujet « désir » et du verbe « ronger ».
Contre cette image de
l’amant mourant et renaissant s’élève le personnage
de Délie. En
construisant cette héroïne, Scève a sans doute eu à sa disposition
un grand nombre de
légendes, attributs, associations ainsi que toute une lignée
de figures littéraires
et mythologiques. Il est intéressant de noter que les déesses
associées avec la
mort, la souffrance et le mal ont une place de prédilection dans
le recueil. Au niveau
le plus explicite, celui des noms de Délie, tous les aspects
du mythe sont
représentés dans le livre. On voit Artémis, chasseresse responsable
des morts soudaines,
Hécaté, déesse infernale et magicienne régnant sur la nuit,
Perséphone, reine des
morts, et Diane, déesse de la lumière et divinité exigeant
les sacrifices
humains. Toutes ces déesses sont des points de repère à partir du
complexe Hécaté-Proserpine-Diane-Lune
dans le dizain XXII, jusqu’aux « mille
Hécatombes » dans le
dizain CXCIV. L’image de Délie comme reine de la mort
surgit dans le dizain
CCCCIII:
Tout
le jour meurs, voyant celle presente,
Qui
m’est de soy meurtryerement benigne.
Toute
nuict j’ars la desirant absente,
15 C’est
vraisemblablement la publication à Lyon, en 1541, chez Etienne Dolet, de la Pandore,
un
long poème latin de l’évêque d’Angers, Jean Olivier, mort l’année précédente,
qui est
à l’origine
de l’intérêt très vif voué par Scève au mythe de Prométhée.
94 ANDRZEJ
DZIEDZIC
Et
se me sens à la revoir indigne,
Comme
ainsi soit que pour ma Libytine
Me
fut esleue, et non pour ma plaisance
Et
mesmement que la molle nuisance
De
cest Archier superbement haultain
Me
rend tousjours par mon insuffisance
D’elle
doubteux, et de moy incertain.
(CCCCIII)
Libitine, déesse des
cadavres et de la mort est l’une des formes sous lesquelles
les Latins adoraient
Vénus. Le vers « Me fut élu... », suivi de quatre vers dans
lesquels réapparaît l’image
de Cupidon, replacent le poème dans un contexte de
l’incertitude. L’amant
ne sait plus s’il adore les corps des morts ou les spectacles
libidineux de Vénus.
Dans le dizain XXII
Scève définit les trois aspects de Délie et l’étendue de son
pouvoir. Délie, c’est
Diane, Artémis, la soeur jumelle d’Apollon, mais aussi Hécaté
et la Lune. Elle règne
sur trois mondes: infernal, terrestre et céleste. À l’image
de la Béatrice de
Dante, elle est à la fois maîtresse, déesse, guide et juge.
Hécaté infernale,
Diane céleste et Lune infuse recouvrent peu à peu tout l’espace
d’un complet réseau
de rapports, en même temps implacable et rassurant. Comme
l’a remarqué Wilson Dudley: « Scève evokes a
psychological state-physical and
mental bewilderment wandering in a kind of Limbo as
the victim of Hécaté ».16
Le poète qui est
destiné à errer dans le monde souterrain parmi les ombres des
morts est aussi l’amant
qui doit accepter les misères de ce monde (« mortelz encombres
»).
On retrouve dans les
sonnets d’Etienne Jodelle, en particulier dans le sonnet
« Des Astres, des
forets, et d’Archeron l’honneur », un écho de Délie, la triple
Diane:
Rend
l’ame esprise, prise et au martyre estreinte;
Luy
moy, pren moy, tien moy, mais helas ne me pers
Des
flambeaux forts et griefs, feux filez et encombres
Lune,
Diane, Hecate, aux cieux, terre et enfers
Ornant,
questant, génant, nos Dieux, nous et nos ombres.17
Délie est aussi
identifiée avec Pandora. Selon Hésiode, Pandora a été envoyée
sur terre pour punir
les hommes du vol du feu par Prométhée. Une fois sur terre,
elle ouvre sa jarre,
lâchant ainsi tous les maux sur les hommes. Robert Estienne,
un des mythographes
de la Renaissance, souligne la beauté, les vertus et la puissance
séductrice de cette héroïne
à tel point qu’elle devient presque le prototype
de la « femme fatale
» moderne. Pandora est souvent associée à Hécaté et ce lien
16 Dudley
, Wilson, « Remarks on Maurice Scève’s Délie
», Durham
University Journal, XIX
(1967),
p. 10.
17 Cité
dans: Schmidt, Albert-Marie, La
poésie scientifique en France au XVIe siècle,
Lausanne,
Rencontre
1970, p. 71.
L’AMOUR
ET LA MORT DANS LA DÉLIE DE
MAURICE SCÈVE. 95
est explicite dans Les
Argonautiques où Valerius Flaccus invoque la déesse du
monde infernal: «
Aussitôt, des enfers, elles s’éveillèrent à travers la flamme, terribles,
effrayantes,
cruelles et on ne pouvait les regarder. L’une avait le corps
en
fer, c’est celle que les infernaux appelèrent Pandora; elle venait un monstre
funeste
à voir, indestructible, aux formes changeantes, à trois têtes, l’enfant du
Tartare,
Hécaté ».18 Pandora, dépeinte
comme une créature infernale, cherche
à se venger de l’humanité.
Le fer dont est fait son corps évoque de façon symbolique
la cruauté et la
peine qu’elle déverse sur la terre. Derrière l’apparence d’une
femme parfaite,
divine et glorieuse se cache une femme implacable et mortelle.
L’image de Pandora et
son identification avec Délie introduisent donc le thème
d’une déesse à la
fois séduisante et vengeresse.
La juxtaposition des
images sous lesquelles apparaît l’amant à celles qui présentent
Délie ainsi que le
rapport entre le héros et l’héroïne démontrent qu’il ne
s’agit pas d’un amour
doux ou d’une existence pacifique. C’est plutôt un combat
guerrier, non
seulement celui de la vie contre la mort, mais aussi de l’enfer contre
le ciel, de la joie
contre la souffrance et du jour contre la nuit; bref c’est une lutte
entre les forces du
bien et celles du mal au milieu desquelles l’amant seul, solitaire,
abandonné, doit
trouver sa place, quitte à mourir pour enfin renaître. On
en tend, tout au
fond, un écho lointain du sacrifice de Jésus Christ. Celui-ci a dû
mourir pour racheter
l’humanité du mal, du péché et pour lui assurer l’immortalité
dans l’au-delà. L’amant
succombe au charme et à la cruauté de Délie et meurt
avant de connaître la
joie inextinguible qui éclatera au dernier dizain, au moment
de l’envol vers le
ciel lumineux. La vocation spirituelle de l’amant est exprimée
par la devise mystérieuse
qui apparaît au début et qui clôt le cycle: « Souffrir non
souffrir ». Avant
donc de découvrir l’amour idéal et l’immortalité, le poète devra
subir la souffrance.
Il consent à souffrir, mais en même temps il interdit à la souffrance
de lui interdire le
vrai bonheur. Il chemine sur l’arête vive, au sommet de
laquelle l’ascèse
platonicienne rejoint la joie de vivre et d’aimer. À l’image du
Phénix dans l’emblème
XI, Scève parvient à surmonter l’amour charnel pour n’en
laisser subsister que
la spiritualité. Semblable au Phénix, l’amant ne vit que pour
mourir et renaître au
bout de chaque nuit dans la contemplation des premières
lueurs de l’aurore
qui infusent la flamme de la vie et l’esprit de l’éternité :
Heureux
être, ignorant les liens de Vénus
Sa
Vénus, c’est la mort, la mort son seul amour
Avant
de pouvoir naître, il aspire à mourir.
(CCCLX)
La Phénix, image
platonicienne, demeure au centre de la symbolique scévienne.
Dans le dizain CCCL,
par exemple, le poète explique la soif de lumière:
Dont
comme au feu Phénix, emplumée
Meurt
et renaît en moi cent fois par jour.
(CCCLX)
18 Flaccus,
Gaius Valerius, Argonautiques,
Paris, Belles Lettres 2002, p. 114.
96 ANDRZEJ
DZIEDZIC
Rappelons aussi que
dans la mythologie égyptienne, le Phénix était un oiseau
fabuleux qui mourait
chaque soir au crépuscule et renaissait chaque matin dès
l’aurore pour s’envoler
sur les premières eaux ensoleillées du Nil. De même
l’emblème du Mort
Ressuscitant rappelle l’image biblique de la résurrection de
Lazare. Scève conclut
en constatant l’immortalité de l’amour qui trouve sa résolution
ultime au ciel – c’est
le message du dizain qui clôt le cycle. Dans ce poème
le poète présente
deux sortes de l’amour: l’amour sensuel (« ardeur ») et l’amour
spirituel (« vertu »).
Il ne cherche la sublimation ni de l’un ni de l’autre, mais
plutô une réonciliation
entre les deux. Ainsi ce dizain peut êre conç comme
une contemplation
extatique de l’éernel. Robert Cottrell voit dans la conclusion
«
the ultimate resolution of the poet’s passion in an ecstatic contemplation of
the
eternal;
the sequence ends with the sublimation of passion into spiritual certainty
and
tranquility ».19 Si la joie coexiste
avec la douleur, c’est – de façon antipétrarquiste
– la joie qui l’emporte,
une joie nourrie de douleur et qui passe constamment
par l’expérience de
la mort. La prédominance de la joie est indéniable et,
la lecture achevée, c’est
l’affirmation de la vie qui se dégage, l’impression d’une
énergie en expansion
:
Flamme
si saicte en son cler durera,
Tousjours
lyusante en publicque apparence
……………………………………………
Notre
Genevre ainsi doncques vivra
Non
offencé d’aulcun mortel Letharge.
(CCCCXLIX)
La fin de la Délie
fait écho à l’étrange cri de conquête héroïque décrite par
Bouelles: «
Que je sois dans le monde, que je sois dans le corps, que je sois en
dehors,
je ne mourrai point, je le sais, et agissant tousjours, je ne connaîtrai pas
de
fin. »20 Le dernier dizain est
celui de la résurrection. L’emblème final affirme
que «
the passion and the suffering of the poet will outlive death ».
Malgré les
tourments, la
douleur, malgré le feu du désir qui consomme le poète, ses souffrances
et déchirements, Scève
s’élève en gravissant les marches de l’échelle de
la résurrection. C’est
là que restent invincibles son espérance, sa foi et sa joie.
La souffrance causée
par l’absence de Délie entraîne l’acte d’écrire et ceci
marque pour ainsi
dire la naissance du poète. Les tourments poussent l’amoureux
à s’exprimer. Au-delà
donc des contradictions qui agitent sans cesse la pensée
de Scève, au-delà de
ses ardeurs amoureuses et ses extases mystiques, la poésie
scévienne parvient au
sommet, s’épure, s’élève tandis que les premiers rayons du
soleil éclairent le
front rêveur de l’amant endormi. Grâce à Délie, la passion du
poète, sans jamais
rien renier de son « ardeur », de sa dimension érotique et sensuelle,
mais au contraire en
s’appuyant constamment sur elle, accède au registre
19 Cottrell
, Robert, « Graphie, Phonè and the Desiring Subject in Scève’s Délie », Esprit
créateur, XXV, 2
(1985), p. 10.
20 Cité
dans: Schmidt, Albert-Marie, La
poésie scientifique en France au XVIe
siècle,
Lausanne,
Rencontre
1970, p. 86.
L’AMOUR
ET LA MORT DANS LA DÉLIE DE
MAURICE SCÈVE. 97
supérieur, proprement
épiphanique, de la « plus haute vertu ». La poésie de Scève
nous fait découvrir, à
travers les tourments et les joies de l’amour, les lumières
d’une autre vie. Elle
nous dévoile les angoisses, puis les délices du paradis – perdu,
puis retrouvé.
Commencée par l’image de l’amant terrestre, la trajectoire de
la Délie
s’achève par une vision céleste, celle de l’espérance dans
la lumière, de
la foi dans l’amour
divin et de la victoire sur la mort.
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